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Données personnelles – La CJUE limite l’accès aux informations sur les bénéficiaires effectifs au grand public

Type

Legal watch

Publication date

30 March 2023

CJUE, 22 novembre 2022, C- 37/20 et C-601/20

L’objectif d’amélioration de la transparence globale de l’environnement économique et financier de l’Union s’est retrouvé en contradiction avec la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (« La Charte »). Se prononçant en grande chambre le 22 novembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») a invalidé une disposition de la directive 2018/843 permettant aux Etats membres de donner accès aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés constituées sur leur territoire au grand public, et ce, sans restriction.

« Quel est le juste équilibre entre, d’une part, l’exigence de transparence en ce qui concerne les bénéficiaires effectifs et les structures de contrôle des sociétés, qui joue un rôle fondamental dans le cadre de la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et, d’autre part, le respect des droits fondamentaux des personnes concernées, à savoir les bénéficiaires effectifs, et, notamment, de leurs droits au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel ?[1]».

Cette question soulevée dans les conclusions de l’avocat général illustre bien l’enjeu difficile de proportionnalité entre d’une part l’objectif de transparence de la directive n° 2018/843[2] et d’autre part, les droits fondamentaux des bénéficiaires effectifs.

La notion de bénéficiaire effectif se retrouve à l’article L. 561-2-2 du Code monétaire et financier, et rejoint celle de l’article 3§6 de la directive 2015/849[3]. Est bénéficiaire effectif la ou les personnes physiques « 1° soit qui contrôlent en dernier lieu, directement ou indirectement, le client ; 2° soit pour laquelle une opération est exécutée ou une activité exercée[4] ». La directive n° 2015/849[5], plus récemment modifiée par la directive n° 2018/843, a imposé aux Etats membres de tenir un registre comportant des informations sur ces bénéficiaires effectifs. Toutefois, la version de 2018 a supprimé la condition relative à la démonstration d’un « intérêt légitime[6] » pour y avoir accès.

I. Les litiges au principal et les questions préjudicielles

Dans le cadre de la transposition de la directive anti-blanchiment, le Luxembourg a adopté une loi[7] ouvrant au grand public le registre sur les bénéficiaires effectifs, accessible sur internet. Cependant, cette loi prévoyait une exception permettant de limiter l’accès aux informations au public de certains éléments en déposant une réclamation au Luxembourg Business Registers (« LBR »)[8]. Pour que la réclamation soit acceptée, le bénéficiaire effectif devait démontrer que sa famille et lui-même, étaient de façon caractérisée, réelle et actuelle, exposé à un risque disproportionné et à un risque de fraude, d’enlèvement, de chantage, d’extorsion, de harcèlement, de violence ou d’intimidation. C’est à la suite du refus de deux réclamations au près du LBR, que deux bénéficiaires effectifs et deux sociétés luxembourgeoises ont saisi le tribunal d’arrondissement de Luxembourg.

Partant, il était posé à la CJUE la question suivante : les dispositions de la directive qui imposent aux Etats-membres de veiller à ce que des informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autre entités juridiques constituées sur le territoire soient accessibles sans restriction au grand public, constituent-elles un risque disproportionné d’atteinte aux droits fondamentaux ? Et plus particulièrement une atteinte au droit à la protection de la vie privée familiale ainsi que le droit à la protection des données à caractère personnel, consacrés respectivement aux articles 7 et 8 de la Charte[9] ?

II. Le raisonnement de la CJUE

  • Une ingérence grave dans les droits fondamentaux des bénéficiaires effectifs

Dans un premier temps la Cour a reconnu que l’accessibilité des données au grand public pouvait nuire au respect de la vie privée des bénéficiaires effectifs ainsi qu’à la protection des données à caractère personnel[10]. C’est notamment le cas de l’article 30 de la directive de 2015[11] qui impose aux Etats de donner accès au grand public à plusieurs informations, dont, le nom, le pays de résidence et la nationalité du bénéficiaire effectif. A cet égard, la Cour relève que, dès lors que le registre comporte des informations sur des personnes physiques identifiées, à savoir les bénéficiaires effectifs, « l’accès de tout membre du grand public à celles-ci affecte le droit fondamental au respect de la vie privée garantie à l’article 7 de la Charte[12]».

La CJUE poursuit son raisonnement en caractérisant la gravité de cette ingérence dans les droits fondamentaux des personnes concernées[13] en raison de la mise à disposition au grand public d’informations concernant le bénéficiaire effectif permettant notamment de dresser un profil de ce dernier[14]. Enfin, elle souligne que l’accès illimité à ces données accessibles sur internet[15] peut créer un risque d’utilisation abusive de celles-ci[16].

En d’autres termes, la visibilité accrue du profil du bénéficiaire effectif était critiquée, ainsi que l’existence d’un risque d’utilisation abusive des informations accessibles, sans qu’il puisse en contrôler la diffusion, et l’exposant par conséquent à d’éventuels abus face auxquels il lui serait impossible de se défendre efficacement.

En raisonnant sur ces trois points, la Cour a caractérisé l’existence d’une ingérence grave dans la jouissance des droits énoncés aux articles 7 et 8 de la Charte.

  • L’absence de justification

A ce stade, si la présence d’une ingérence grave portée par la directive de 2018 était établie, la Cour s’est également prononcée sur la présence d’une éventuelle justification des atteintes des articles 7 et 8 de la Charte, en ce que ces droits ne sont pas « des prérogatives absolues[17]».

Tout d’abord, la CJUE a jugé que le contenu des droits fondamentaux n’était pas atteint[18]. Elle a également constaté que les objectifs de prévention de blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme répondaient bien à la poursuite d’un intérêt général. Enfin, la Cour a constaté que le principe de légalité était également satisfait[19].

Toutefois, c’est sur le test d’aptitude, de nécessité et de proportionnalité que la Cour a établi l’atteinte injustifiée dans les droits fondamentaux. En ce qui concerne l’aptitude, la CJUE a considéré que l’accès au grand public est apte à contribuer à la réalisation de l’objectif d’intérêt général. Plus concrètement, cet accès aux informations sur les bénéficiaires effectifs peut participer à la prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme par la mise en place d’un environnement moins susceptible d’être utilisé à de telles fins[20].

En revanche, la Cour considère que la stricte nécessité de la divulgation des informations constituant une ingérence dans les droits fondamentaux n’est pas démontrée[21]. Partant, l’absence de condition relative à la démonstration d’un « intérêt légitime » pour l’accès au registre, pourtant présente dans la directive de 2015, ne peut être justifiée par la Commission en raison de difficultés pour en définir précisément la notion[22]. Au surplus, la Cour indique que la presse et les organisations de la société civile seront en mesure de démontrer l’existence d’un intérêt légitime ne justifiant dès lors pas l’ouverture du registre, sans restriction, au grand public. Ainsi, la CJUE considère que cet accès illimité va au-delà de ce qui est nécessaire pour la réalisation de l’objectif d’intérêt général poursuivi par la directive.

Enfin, la Cour considère que le critère de proportionnalité n’est pas non plus respecté en raison d’une trop grande ingérence dans les droits fondamentaux des bénéficiaires effectifs en dépit de l’objectif d’intérêt général[23]. En guise de réponse, la Commission invoquait l’existence de dérogations pouvant être mises en place par les Etat-membres afin de restreindre l’ouverture au registre si le bénéficiaire était exposé à des risques de fraude, enlèvement, chantage, d’extorsion, de harcèlement, ou de violence[24].

Or, la Cour souligne que l’article 30 de la directive permettant la mise à disposition des données au public ne répond pas à l’exigence de clarté et de précision[25], en ce que les données qui sont accessibles dans le registre ne sont ni définies et ni identifiables et vont à l’encontre des articles 7 et 8 de la Charte. Enfin, la CJUE rappelle également que le régime introduit par la dernière directive de 2018, prévoyant l’ouverture du registre au grand public, outre l’accès des autorités compétentes et de certaines entités, représente une atteinte « considérablement plus grave » aux droits fondamentaux de la Charte et « sans que cette aggravation ne soit compensée par les bénéfices éventuels qui pourraient résulter de ce dernier régime par rapport au premier ».

Par conséquent, l’absence de condition relative à la démonstration d’un « intérêt légitime » ne permet pas une amélioration de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme au détriment des droits fondamentaux[26].

III. L’invalidation de l’article 1er, 15 c)

La CJUE a invalidé « l’article 1er, point 15, sous c) de la directive 2018/843 en tant qu’il a modifié l’article 30, paragraphe 5 premier alinéa sous c) de la directive 2015/849 en ce sens que celui-ci prévoit dans sa version modifiée que les Etats membres doivent veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés et autres entités juridiques constituées sur leur territoire soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public[27]».

La portée de cet arrêt est à nuancer. L’objectif de la directive n’est pas remis en cause, et la CJUE reconnait qu’une atteinte aux articles 7 et 8 de la Charte peut être justifiée afin de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Toutefois, la Commission européenne est invitée à revoir les conditions d’accès au registre par le grand public de manière à garantir une meilleure protection des droits fondamentaux des bénéficiaires effectifs. A noter qu’une décision constatant l’invalidité d’un acte a pour conséquence d’imposer à l’institution, auteur de la mesure, de remédier à l’illégalité. Similairement, les autorités nationales doivent également respecter dans leur ordre juridique la déclaration d’invalidité telle qu’elle résulte de la décision préjudicielle[28].

A la suite de cet arrêt, plusieurs pays ont mis fin à la publicité du registre des bénéficiaires effectifs. C’est notamment le cas en France. Pour rappel, l’ordonnance n° 2020-115 du 12 février 2020, complétée par le décret n°2020-118 ont transposé la directive permettant l’ouverture au registre sans la démonstration d’un intérêt légitime. L’article L 561-46, alinéa 2 permet à toute personne du public d’accéder à un nombre important d’information sur les bénéficiaires effectifs[29]. En revanche, l’accès à la totalité des informations est ouvert à certaines autorités et personnes qui y sont habilitées[30].

Au début du mois de janvier 2023, l’INPI avait coupé l’accès au registre[31]. Cependant, à la suite de la publication d’un communiqué de presse, le ministre de l’économie a rouvert le registre en précisant que « Les futures modalités d’accès aux données du registre des bénéficiaires effectifs tenant compte de la décision de la CJUE seront définies prochainement, en lien avec les parties prenantes. Elles permettront notamment aux organes de presse et aux organisations de la société civile y ayant un intérêt légitime de continuer à accéder au registre. » [32]

Il semble que le gouvernement rétablisse la notion d’intérêt général comme condition nécessaire à l’accès du registre telle qu’elle existait dans la directive de 2015. Reste à savoir comment cette notion sera définie, et sera mise en œuvre.


[1] Conclusions de l’avocat général Pitruzzella, 20 janvier 2022, C-37/20 et C-601/20, pt.1.

[2] Directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme disponible ici.

[3] Art. 3§6, Directive n° 2015/849 : « bénéficiaire effectif », la ou les personnes physiques qui, en dernier ressort, possèdent ou contrôlent le client et/ou la ou les personnes physiques pour lesquelles une transaction est exécutée, ou une activité réalisée (…). »

[4] Article L. 561-2-2 du Code monétaire et financier disponible ici.

[5] Directive (UE) 2015/849 du Parlement Européen et du Conseil du 20 mai 2015 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme disponible ici.

[6] Article 30 de la directive 2015/849.

[7] Loi du 13 janvier 2019 instituant un Registre des bénéficiaires effectifs (mémorial A 15).

[8] A noter que cette exception n’était pas prévue dans le droit français ; Renaud Mortier, La CJUE invalide l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs, BRDA 1/23.

[9] Cf. pt. 34.

[10] Cf. pt. 38.

[11] Article 30, paragraphe 5, premier alinéa, sous c), de la directive 2015/849 modifiée impose aux Etats-membres de veiller à ce que les informations sur les bénéficiaires effectifs soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public, tandis que son deuxième alinéa précise que les personnes ainsi visées sont autorisées « à avoir accès, au moins, au nom, au mois et à l’année de naissance, au pays de résidence, et à la nationalité du bénéficiaire effectif » lesquelles « comprennent ; au moins, la date de naissance ou les coordonnées , conformément aux règles en matière de protection des données ».

[12] Cf. pt. 38.

[13] Cf. pt. 44.

[14] Cf. pt. 41.

[15] Cf. pt. 42.

[16] Cf. pt. 43.

[17] Cf. pt. 45.

[18] Cf. pt. 54.

[19] Cf. pt. 49.

[20] Cf. pt. 67.

[21] Cf. pt. 76.

[22] Cf. pt. 72.

[23] Cf. pt. 77 à 87.

[24] Cf. pt. 79.

[25] Cf. pt. 81.

[26] Cf. pt. 85.

[27] Cf. pt 88.

[28] Jacques Pertek, Renvoi préjudiciel en appréciation de validité, Fasc. 362., 2023.

[29] Art. L561-46 Code monétaire et financier : Seules sont accessibles au public, les informations relatives aux nom, nom d’usage, pseudonyme, prénoms, mois, année de naissance, pays de résidence et nationalité des bénéficiaires effectifs ainsi qu’à la nature et à l’étendue des intérêts effectifs qu’ils détiennent dans la société ou l’entité.

[30] Art. L561-46.

[31] Pierre Januel, Le registre des bénéficiaires effectifs bientôt refermés ? Dalloz Actualité, 2023.

[32] Bruno Le Maire, Registre des bénéficiaires effectifs : Maintien de l’accès au grand public, Communiqué de presse n°520, 19 janvier 2023

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