PRATIQUES COMMERCIALES DELOYALES – La Cour de Justice de l’Union européenne juge qu’une amende administrative infligée à une société pour sanctionner des pratiques commerciales déloyales peut constituer une sanction pénale au sens du principe ne bis in idem

Type

Veille juridique

Date de publication

11 octobre 2023

CJUE, 14 septembre 2023, aff. C-27/22

Dans une décision du 14 septembre 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) juge qu’une amende pécuniaire infligée à une société par l’autorité nationale compétente en matière de protection des consommateurs pour sanctionner des pratiques commerciales déloyales constitue une sanction pénale lorsqu’elle poursuit une finalité répressive et présente un degré de sévérité élevé. Dans une telle situation, le principe ne bis in idem s’applique.

L’arrêt ici commenté porte sur l’application du principe ne bis in idem, lequel principe signifie qu’il n’est pas possible d’être sanctionné deux fois par des peines répressives pour les mêmes faits. A titre liminaire, il convient de rappeler que ce principe est protégé, au niveau européen par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la Charte »). Cet article dispose que : « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi. ».

En l’espèce, les autorités de deux Etats membres (l’Italie et l’Allemagne) ont initié des procédures de sanctions à l’encontre d’un même groupe de sociétés automobiles situées en Allemagne.

Dans un premier temps, en 2016, l’Autorité garante du respect de la concurrence et des règles du marché (AGCM) en Italie a sanctionné lesdites sociétés d’une amende de cinq millions d’euros pour avoir commis des pratiques commerciales déloyales, notamment pour avoir installé un logiciel permettant de fausser la mesure des niveaux d’émission d’oxyde d’azote dans les véhicules lors des essais de contrôle des émissions polluantes. Cette décision a été prise sur le fondement de dispositions transposant en droit national la directive 2005/29 du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur. Les sociétés en question ont formé un recours contre cette décision.

Dans un deuxième temps, alors que ce recours en Italie était toujours pendant, en 2018, le parquet de Brauschweig en Allemagne a infligé, à l’une des sociétés également sanctionnée en Italie, une amende d’un milliard d’euros en raison de la mise en place d’une procédure ayant pour objet la manipulation des gaz d’échappement de certains moteurs diesel du même groupe de sociétés. Les enquêtes avaient fait apparaître que les normes en matière de d’émissions avaient été contournées. Une partie de l’amende (cinq millions d’euros) visait à sanctionner le comportement en question, et le reste de l’amende visait à priver la société en question de l’avantage économique qu’elle avait tiré de l’installation dudit logiciel. Cette décision allemande est devenue définitive le 13 juin 2018.

Enfin, dans un troisième temps, dans le cadre de la procédure en Italie, les sociétés en question ont notamment invoqué l’illégalité intervenue postérieurement de la décision italienne pour violation du principe ne bis in idem.

Finalement, le Conseil d’Etat italien (la juridiction de renvoi) va poser à la CJUE les trois questions suivantes :

« 1) Les sanctions infligées en matière de pratiques commerciales déloyales, en vertu de la réglementation nationale transposant la directive [2005/29], peuvent–elles être qualifiées de sanctions administratives de nature pénale ? »

« 2) L’article 50 de la Charte doit-il être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui permet de confirmer, dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, et de rendre définitive une sanction administrative pécuniaire de nature pénale à l’égard d’une personne morale en raison d’agissements illicites constitutifs de pratiques commerciales déloyales, pour lesquels une condamnation pénale définitive a déjà été prononcée entre-temps à son encontre dans un autre État membre, lorsque la seconde condamnation est devenue définitive avant le passage en force de chose jugée d’une décision sur le recours juridictionnel formé contre la première sanction administrative pécuniaire de nature pénale ? »

« 3) Les dispositions de la directive 2005/29, et en particulier l’article 3, paragraphe 4, et l’article 13, paragraphe 2, sous e), de celle-ci, peuvent-elles justifier une dérogation au principe “ne bis in idem” énoncé à l’article 50 de la  Charte et à l’article 54 » de la convention d’application de l’accord de Schengen, du 14 juin 1985, entre les gouvernements des États de l’Union économique Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes [CAAS]?

1) Sur la qualification d’une amende administrative pécuniaire infligée pour des pratiques commerciales déloyales en tant que sanction pénale

Tout d’abord, la CJUE rappelle que trois critères sont pertinents pour apprécier la nature pénale des poursuites et des sanctions en cause : la qualification de l’infraction en droit interne, la nature de l’infraction et la sévérité de la sanction.

En application des trois critères mentionnés ci-dessus, la CJUE conclut qu’une amende pécuniaire infligée à une société par l’autorité nationale compétente en matière de protection des consommateurs pour sanctionner des pratiques commerciales déloyales constitue une sanction pénale lorsqu’elle poursuit « une finalité répressive et présente un degré de sévérité élevé », et ce même si la sanction est qualifiée de sanction administrative par la réglementation nationale.

2) Sur le bis et l’idem

Pour répondre à la deuxième question, la CJUE va rappeler les deux critères d’application du principe ne bis in idem.

Tout d’abord, il est nécessaire qu’il existe une décision antérieure définitive, c’est-à-dire une décision ayant définitivement statué sur les faits soumis à une seconde procédure et que cette décision ait été rendue à la suite d’une appréciation portant sur le fond de l’affaire. C’est la condition du «bis » . La CJUE souligne également qu’il ne découle pas nécessairement de ce principe que les décisions ultérieures auxquelles ce principe s’oppose ne puissent être que celles adoptées postérieurement à cette décision antérieure définitive. En effet, le principe ne bis in idem s’applique dès lors qu’une décision de nature pénale est devenue définitive. En l’espèce, la CJUE indique que la condition du bis est bien remplie (sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi) dans la mesure où la décision allemande est devenue définitive au cours de la procédure d’appel de la décision litigieuse (la décision italienne).

Ensuite, la CJUE s’intéresse à la condition du idem. La CJUE rappelle que l’article 50 de la Charte interdit de poursuivre ou de sanctionner pénalement une même personne plus d’une fois pour une même infraction. Elle souligne que le critère afin d’apprécier l’existence d’une même infraction est celui de l’identité des faits matériels « compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes, indissociablement liées entre elles qui ont conduit à l’acquittement ou à la condamnation définitive de la personne concernée ». Enfin, il convient de souligner que la CJUE indique que pour que le principe ne bis in idem s’applique, les faits doivent être « identiques » et non simplement « analogues » ou « similaires » comme l’expliquait la juridiction de renvoi. Cette appréciation relève de la compétence du juge national.

3) Sur la restriction au principe ne bis in idem

A titre liminaire, il convient de préciser que la CJUE écarte les références à l’article 54 de la CAAS et l’article 3, paragraphe 4, et l’article 13, paragraphe 2, sous e) de la directive 2005/29 car non pertinents. Ensuite, la CJUE se prononce sur les limitations apportées au principe ne bis in idem Notamment, l’article 52 de la Charte dispose que : « Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ».

 Concernant la condition relative aux objectifs d’intérêt général, la CJUE indique que le cumul peut être justifié par la poursuite d’objectifs distincts à travers les sanctions infligées. Ainsi, elle relève que le fondement de la décision allemande vise à ce que les entreprises, et leurs salariés, agissent dans le respect de la loi et sanctionne le devoir de vigilance dans le cadre d’une activité commerciale. Au contraire, la décision italienne est fondée sur un manquement au code de la consommation (transposant la directive 2005/29) dont la finalité est la protection des consommateurs et ainsi de contribuer au bon du marché intérieur. Ainsi, en l’espèce, la CJUE considère que les deux règlementations en cause poursuivent des objectifs légitimes qui sont distincts.

Ensuite, la CJUE s’intéresse au critère de proportionnalité qui est également posé par l’article 50 de la Charte. Concernant ce critère, la CJUE précise que le cumul de poursuites et de sanctions prévu par la réglementation nationale ne dépasse pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs légitimes poursuivis. Elle indique que le cumul de procédures et poursuites peut être considéré comme justifié si trois conditions sont réunies. Ainsi, le cumul ne doit pas représenter « une charge excessive pour la personne en cause », « des règles claires et précises permettant de prévoir quels actes ou omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un cumul » doivent exister et, enfin, les procédures en cause doivent avoir été conduites « de manière suffisamment coordonnée et rapprochée dans le temps ».

Concernant la première condition, la CJUE relève que le montant de l’amende infligée par l’autorité italienne correspond à 0,5 % du montant de l’amende infligée en Allemagne, et que la société à laquelle l’amende allemande a été infligée a accepté cette amende. La CJUE en conclut que cela remet en cause le caractère excessif du cumul.

Concernant la deuxième condition, la CJUE relève que rien ne permet de considérer que l’entreprise en cause n’aurait pas pu se douter que son comportement pourrait conduire à des procédures dans au moins deux États membres.  De plus, la clarté et la précision des textes en question ne semblent pas être remises en cause.

Enfin, concernant la troisième et dernière condition, relative à la coordination des procédures, la CJUE indique qu’il apparaît qu’aucune coordination n’a eu lieu entre les procédures. De plus, il est également relevé que le parquet allemand a entrepris des démarches auprès d’Eurojust afin d’éviter un cumul de sanction pénales. Toutefois, les autorités italiennes n’ont pas renoncé aux poursuites pénales et l’AGCM n’a pas pris part à cette tentative de coordination. Si la CJUE relève que la coordination, notamment en cas d’implication d’Etats membres différents, peut être difficile, elle souligne clairement qu’il ne peut être fait abstraction de cette exigence de coordination.

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