Préjudice d’angoisse de mort imminente de la victime directe et préjudice d’attente et d’inquiétude des victimes indirectes : une autonomie consacrée par la Cour de cassation

Type

Veille juridique

Date de publication

29 avril 2022

Cass. ch. mixte, 25 mars 2022, n°20-17.072
Cass. ch. mixte, 25 mars 2022, n°20-15.624


La chambre mixte de la Cour de cassation a rendu le 25 mars 2022 deux décisions importantes concernant l’indemnisation des victimes d’agressions, attentats ou accidents corporels.

Par ces deux arrêts la Cour de cassation consacre l’autonomie de deux postes de préjudices : (1) le préjudice d’angoisse de mort imminente souffert par la victime directe et (2) le préjudice d’attente et d’inquiétude subi par les proches de la victime.

Ces deux postes de préjudice ne sont inclus pas dans la nomenclature Dintilhac, outil de référence en droit du dommage corporel proposant une classification des différents postes de préjudices pouvant faire l’objet d’une réparation.

Si la jurisprudence a depuis longtemps admis que cette nomenclature n’était pas limitative, l’émergence de nouveaux postes de préjudices a pu faire l’objet d’incertitudes et de divergences au sein des juridictions.

Les préjudices d’angoisse de mort imminente de la victime directe ainsi que le préjudice d’attente subi par les proches ont à ce titre fait l’objet de nombreux débats.

Les deux décisions rendues récemment par la chambre mixte de la Cour de cassation sont donc bienvenues ; elles visent à unifier la jurisprudence en consacrant l’existence de deux postes de préjudices et en définissant leurs contours.

Le préjudice d’angoisse de mort imminente est un préjudice distinct des souffrances endurées

Le droit français offre aux héritiers de la victime décédée la possibilité de réclamer l’indemnisation des préjudices subis par le défunt et résultant du fait générateur de ce décès (qu’il s’agisse d’un accident ou d’une infraction).

Aussi, certains requérants ont tenté par le passé de demander réparation pour un préjudice spécifique de l’angoisse ressenti par la victime, qui, au regard de la gravité de ses blessures, prend conscience de l’imminence de sa propre mort.

Un débat avait eu lieu entre les différentes chambres de la Cour de cassation : la 2e chambre civile considérait que l’angoisse de mort imminente était nécessairement réparée via le préjudice de souffrances endurées, visant à indemniser la victime des souffrances physiques et morales temporaires (Cass. 2e civ, 29 juin 2017, n° 16-17.228). La chambre criminelle, à l’inverse, considérait que l’angoisse de mort imminente devait être indemnisée comme un poste de préjudice à part entière (Cass. crim, 15 octobre 2013, n° 12-83.055). Enfin, la 1ère chambre civile avait considéré que le préjudice d’angoisse de mort imminente ne pouvait faire l’objet d’une indemnisation distincte qu’à la condition d’avoir été exclu du poste des souffrances endurées (Cass. 1re civ., 26 septembre 2019, n° 18-20.924).

La chambre mixte se rallie à la position de la chambre criminelle, consacrant sans équivoque l’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente.

En l’espèce, la victime d’une agression à l’arme blanche avait été conduite à l’hôpital et était décédée quelques heures après. Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) faisait grief à la Cour d’appel d’avoir fait droit à la demande d’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente formulée par les ayants-droits de la victime.

La Cour de cassation retrace l’analyse factuelle effectuée par les juges du fond et rappelle implicitement les conditions précédemment dégagées par la jurisprudence pour caractériser un tel préjudice, à savoir (i) la survenance de l’angoisse postérieurement à l’évènement ayant causé les blessures et (ii) l’état de conscience de la victime (Cass. crim, 14 mai 2019, n° 18-85.616).

La Cour énonce ensuite clairement que « c’est sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d’appel a accueilli les demandes présentées au titre de ce préjudice spécifique d’attente et d’inquiétude » et rejette le pourvoi.

L’autonomie du préjudice d’angoisse de mort imminente se trouve ainsi consacrée par cette décision de la chambre mixte.

Néanmoins, si le débat relatif à l’existence à part entière de ce poste semble tranché, certaines incertitudes demeurent quant à ses contours. La question de l’existence d’un tel préjudice dans l’hypothèse d’une survie de la victime reste par exemple en suspens.

Le préjudice d’attente et d’inquiétude des proches est distinct du préjudice d’affection 

La seconde décision rendue par la chambre mixte consacre également un autre poste de préjudice en prenant cette fois soin d’en définir les conditions.

Ce poste « d’attente et d’inquiétude » vise à indemnisée l’angoisse spécifique subi par les proches d’une victime directe apprenant que cette dernière est ou a été exposée à un danger ou péril. Sont notamment visés les proches de victimes d’attentats terroristes ou encore de catastrophes collectives telles que les catastrophes aériennes.

En l’espèce, la fille et les petits-enfants d’une victime décédée dans les attentats de Nice réclamait l’indemnisation de leur préjudice d’attente et d’inquiétude. Elles soulignaient qu’elles étaient restées sans nouvelles de la victime pendant plusieurs jours et avaient effectué de nombreuses recherches dans les hôpitaux, ignorant si celle-ci était vivante, blessée ou décédée. La Cour d’appel de Paris avait fait droit à cette demande dans un arrêt du 30 janvier 2020 (CA Paris Pôle 2, chambre 4, 30 janvier 2020 – n° 19/02479).

Le FGTI avait alors formé un pourvoi en cassation, estimant que ce préjudice était d’ores et déjà inclus dans le préjudice d’affection, destiné à indemniser les souffrances morales éprouvées par les proches de la victime.

La Cour de cassation adopte un raisonnement par étapes et débute par énoncer : « Les proches d’une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s’est trouvée exposée, à l’occasion d’un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l’incertitude pesant sur son sort. ».

La Cour poursuit en indiquant : « La souffrance, qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude, est en soi constitutive d’un préjudice directement lié aux circonstances contemporaines de l’événement. », puis « Ce préjudice, qui se réalise ainsi entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est, par sa nature et son intensité, un préjudice spécifique qui ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement. ».

Elle conclut enfin de la manière suivante : « Il résulte de ce qui précède que le préjudice d’attente et d’inquiétude que subissent les victimes par ricochet ne se confond pas, ainsi que le retient exactement la cour d’appel, avec le préjudice d’affection, et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant ces victimes, mais constitue un préjudice spécifique qui est réparé de façon autonome. Il s’ensuit que c’est sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d’appel a accueilli les demandes présentées au titre de ce préjudice spécifique d’attente et d’inquiétude. ».

 La Haute juridiction vient ainsi consacrer l’autonomie du préjudice d’attente et d’inquiétude des victimes indirecte, tout en définissant les conditions, à savoir :

  • Un évènement individuel ou collectif, un péril de nature à porter atteinte à l’intégrité corporelle : la mention du caractère « individuel » permet d’étendre le champ d’application de ce préjudice et ne le limite pas aux seules catastrophes collectives ou attentats terroristes ;
  • Une souffrance survenant entre la connaissance de l’évènement et celle du sort réel de la victime directe : il s’agit là d’un critère temporel ;
  • Une « atteinte grave » ou un décès subi par la victime directe suite à l’évènement.

Ce dernier critère de « gravité » peut poser questions. D’une part, il exclut l’indemnisation dans l’hypothèse où la victime directe ressortirait indemne de l’évènement. La Cour de cassation semble ainsi considérer que le soulagement ressenti à postériori par les proches chasserait ce préjudice d’attente et l’angoisse en résultant. D’autre part, on peut regretter le caractère fortement subjectif de « gravité de l’atteinte » en cas de survie de la victime directe, qui risque de donner lieu à des interprétations divergentes selon les différentes juridictions.

En conclusion, ces deux arrêts rendus par la chambre mixte illustrent le caractère évolutif de la réparation du dommage corporel et la nécessité de délimiter de nouveaux postes de préjudices. Plus largement, ils s’inscrivent dans une recherche d’équilibre entre l’autonomisation de certains préjudices extra-patrimoniaux pour en permettre une meilleure indemnisation et le risque « d’éclatement » des préjudices et de double indemnisation. 

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